M. Coltelloni-Trannoy (Marne-la-Vallée), Le furor des empereurs romains

La maladie des princes était non seulement un fait médical et social, mais aussi un élément de l’imaginaire du pouvoir, dans la mesure où ceux qui détenaient ce pouvoir incarnaient la société. Santé et maladie du prince n’ont donc pu échapper à une approche idéologique. Concernant le cas spécifique de la folie, les témoignages littéraires antiques mentionnent un nombre élevé d’empereurs fous, depuis Caligula jusqu’aux princes du IVe s., persécuteurs des chrétiens. Sur ces cas de « folie », les observations strictement médicales sont presque entièrement absentes (caractérisation du type de folie par exemple), tout comme semble avoir été inexistante toute espère de thérapie destinée à soulager les empereurs atteints de ces pathologies mentales. Pourtant les détails sont nombreux sur les manifestations effrayantes qui altéraient le comportement social des empereurs fous ou sur les métamorphoses terrifiantes qui détérioraient leur corps.
L’analogie entre le domaine médical et le domaine éthique et politique n’était pas neuve (elle remonte à Hérodote puis aux médecins et philosophes grecs) et la marginalité était l’un des topoi de la figure tyrannique dans la tradition grecque : les intellectuels romains ont repris et adapté ces notions aux conflits qui soulevaient l’aristocratie sénatoriale contre certains empereurs. Ils ont pris aussi appui sur une large réflexion qui s’était instaurée à la fin de la République pour définir la norme et ses transgressions, et notamment les écarts insupportables : ce courant de pensée avait créé une catégorie nouvelle de monstre, « le monstre moral », meurtrier de ses concitoyens et destructeur de la cité, et dont la folie était la traduction pathologique.
La notion romaine traditionnelle du furor est alors investie d’un sens totalement nouveau puisque désormais elle se définit à la fois sur un plan moral et sur un plan physique. En outre, les manifestations morales et médicales de ce furor sont elles-mêmes en rupture avec la notion que le droit romain avait privilégiée. L’autre volet du furor décrit le prince tyran comme le lieu d’altérations physiques décisives : laideur, ensauvagement (transformation en fauve), maladies déformantes, mort par mutilation ; mais le prince fou est aussi un créateur de monstres en faisant subir aux autres mutilations et tortures ou bien en détériorant la prospérité de l’Empire. La déformation du corps est ainsi au cœur du processus de folie et le support sensible du portrait effrayant que l’on attribua aux princes tyrans.